Les deux principaux modèles d'innovation fondés sur la technologie et le marché en discussion
Quelle est la source de l’innovation ? Pour répondre à cette question, on peut opposer les deux grands modèles de développement de l’innovation, à savoir celui de l'innovation poussée par la technologie et celui de l'innovation tirée par le marché ou par la demande.
Le premier modèle poussé par la technologie a été initié par Schumpeter (1934) puis repris pour donner lieu au modèle linéaire de l’innovation (pour une analyse détaillée du processus historiographique menant au modèle, voir Godin, 2006). Ce modèle consiste à concevoir l’innovation comme provenant des travaux de recherche scientifique, puis de développement technologique mené par différentes entreprises ou institutions, qui mènent à une mise en production, pour finalement atteindre la mise en marché, créant alors une demande chez les consommateurs. Les idées à la base des innovations sont développées à l'interne, avant d’être soumises à l’extérieur de l’organisation. L’exemple courant est le Concorde, superbe objet technologique, mais dont la mise en marché s’est révélée catastrophique à cause d’une absence de demande. Ce modèle présente la technologie comme poussant la demande.
À l’opposé de ce modèle, on trouve le modèle tiré par le marché (ou par la demande), dont on attribue les travaux fondateurs à Schmookler (1962, 1966) qui travailla sur une base empirique de demande de brevets, bien que les travaux d’autres chercheurs aient eu une grande importance pour le développement de ce modèle (Godin et Lane, 2013). On peut résumer ce modèle en précisant l’importance fondamentale des attentes du marché exprimant une demande, demande à laquelle des organisations vont chercher à répondre grâce à la recherche puis au développement de produits ou services mis en marché de manière à répondre à la demande exprimée initialement. Ainsi, l’origine de l’innovation est un besoin exprimé à l’extérieur de l’organisation, repris par cette dernière pour y répondre. Aujourd’hui, la majorité des innovations relèvent de cette seconde approche. On peut donner comme exemple les différents modèles d’imprimantes ajoutant de nouvelles fonctionnalités exprimées par les consommateurs, comme la possibilité d’imprimer directement depuis une tablette ou un téléphone intelligent. Ce modèle présente le besoin exprimé par le marché comme tirant à soi la technologie.
Des modèles d’interaction entre ces deux modèles ont été développés, comme le modèle d’innovation concurrente (ou modèle chain-linked) de Kline et Rosenberg (1986) dans lequel différents processus et départements potentiellement concernés interagissent pour développer l’innovation. C'est le cas également du modèle intégré (Rothwell, 1992) ; modèle d’intégration de système et de réseaux, etc.
On peut regrouper ces différents modèles sous le terme de « modèles multidimensionnels » (Godin et Lane, 2013). Toutefois, au-delà de leur réalisme plus grand (car plus complexe), on peut formuler plusieurs remarques portant sur ces modèles :
1) A mesure qu’ils se complexifient, ils deviennent plus difficiles à manipuler pour comprendre les processus à l’œuvre et perdent donc leur caractère explicatif au profit d’une meilleure description
2) La majeure partie des personnes formées à l’innovation (hormis les spécialistes de l’innovation) ne connaissent pas ces modèles et se limitent à la connaissance des modèles de l'innovation poussée par la technologie
ou tirée par la demande.
Dans leur version simplifiée, ces deux modèles correspondent à l’approche orientée ingénierie et à l’approche orientée marché dans les organisations. Or, ce qu’il y a de commun à la fois à ces différents modèles, mais également à l’approche orientée ingénieur ou orientée marché, c’est leur perspective spécifiquement technique.
Le modèle poussé par la technologie relève d’une logique de développement technique ou technologique, se rapprochant des sciences positives, où le développement de savoirs nouveaux se fait sur les savoirs précédents en suivant une méthodologie relevant des sciences et de la technique. L'acteur central de l’innovation, celui qui détient le savoir suprême – et donc le pouvoir, c' est l’ingénieur. La dimension technique de ce modèle est donc centrale.
Le modèle tiré par le marché relève de l’utilisation des techniques du marketing visant à comprendre le marché (analyse de parts de marché, différentiation,segmentation, etc.) à travers des outils de suivi standardisés visant à comprendre les activités grâce à des questionnaires ou des groupes focus. L’unité d’analyse n’est pas l’individu (ou consommateur), mais le marché ou son segment cible, et vise donc à effacer les détails relevant d’une compréhension fine des attentes de la personne au profit d’un profil cible, déshumanisé et déshumanisant. Verganti (2009) ouvre d’ailleurs son ouvrage avec cette citation d’Ernesto Gismondi, président d’Artemide : "Le marché ? Quel marché ? Nous ne regardons pas ce dont le marché a besoin. Nous faisons des propositions aux gens. (Verganti, 2009, p. 2, traduction libre)"
Le premier modèle poussé par la technologie a été initié par Schumpeter (1934) puis repris pour donner lieu au modèle linéaire de l’innovation (pour une analyse détaillée du processus historiographique menant au modèle, voir Godin, 2006). Ce modèle consiste à concevoir l’innovation comme provenant des travaux de recherche scientifique, puis de développement technologique mené par différentes entreprises ou institutions, qui mènent à une mise en production, pour finalement atteindre la mise en marché, créant alors une demande chez les consommateurs. Les idées à la base des innovations sont développées à l'interne, avant d’être soumises à l’extérieur de l’organisation. L’exemple courant est le Concorde, superbe objet technologique, mais dont la mise en marché s’est révélée catastrophique à cause d’une absence de demande. Ce modèle présente la technologie comme poussant la demande.
À l’opposé de ce modèle, on trouve le modèle tiré par le marché (ou par la demande), dont on attribue les travaux fondateurs à Schmookler (1962, 1966) qui travailla sur une base empirique de demande de brevets, bien que les travaux d’autres chercheurs aient eu une grande importance pour le développement de ce modèle (Godin et Lane, 2013). On peut résumer ce modèle en précisant l’importance fondamentale des attentes du marché exprimant une demande, demande à laquelle des organisations vont chercher à répondre grâce à la recherche puis au développement de produits ou services mis en marché de manière à répondre à la demande exprimée initialement. Ainsi, l’origine de l’innovation est un besoin exprimé à l’extérieur de l’organisation, repris par cette dernière pour y répondre. Aujourd’hui, la majorité des innovations relèvent de cette seconde approche. On peut donner comme exemple les différents modèles d’imprimantes ajoutant de nouvelles fonctionnalités exprimées par les consommateurs, comme la possibilité d’imprimer directement depuis une tablette ou un téléphone intelligent. Ce modèle présente le besoin exprimé par le marché comme tirant à soi la technologie.
Des modèles d’interaction entre ces deux modèles ont été développés, comme le modèle d’innovation concurrente (ou modèle chain-linked) de Kline et Rosenberg (1986) dans lequel différents processus et départements potentiellement concernés interagissent pour développer l’innovation. C'est le cas également du modèle intégré (Rothwell, 1992) ; modèle d’intégration de système et de réseaux, etc.
On peut regrouper ces différents modèles sous le terme de « modèles multidimensionnels » (Godin et Lane, 2013). Toutefois, au-delà de leur réalisme plus grand (car plus complexe), on peut formuler plusieurs remarques portant sur ces modèles :
1) A mesure qu’ils se complexifient, ils deviennent plus difficiles à manipuler pour comprendre les processus à l’œuvre et perdent donc leur caractère explicatif au profit d’une meilleure description
2) La majeure partie des personnes formées à l’innovation (hormis les spécialistes de l’innovation) ne connaissent pas ces modèles et se limitent à la connaissance des modèles de l'innovation poussée par la technologie
ou tirée par la demande.
Dans leur version simplifiée, ces deux modèles correspondent à l’approche orientée ingénierie et à l’approche orientée marché dans les organisations. Or, ce qu’il y a de commun à la fois à ces différents modèles, mais également à l’approche orientée ingénieur ou orientée marché, c’est leur perspective spécifiquement technique.
Le modèle poussé par la technologie relève d’une logique de développement technique ou technologique, se rapprochant des sciences positives, où le développement de savoirs nouveaux se fait sur les savoirs précédents en suivant une méthodologie relevant des sciences et de la technique. L'acteur central de l’innovation, celui qui détient le savoir suprême – et donc le pouvoir, c' est l’ingénieur. La dimension technique de ce modèle est donc centrale.
Le modèle tiré par le marché relève de l’utilisation des techniques du marketing visant à comprendre le marché (analyse de parts de marché, différentiation,segmentation, etc.) à travers des outils de suivi standardisés visant à comprendre les activités grâce à des questionnaires ou des groupes focus. L’unité d’analyse n’est pas l’individu (ou consommateur), mais le marché ou son segment cible, et vise donc à effacer les détails relevant d’une compréhension fine des attentes de la personne au profit d’un profil cible, déshumanisé et déshumanisant. Verganti (2009) ouvre d’ailleurs son ouvrage avec cette citation d’Ernesto Gismondi, président d’Artemide : "Le marché ? Quel marché ? Nous ne regardons pas ce dont le marché a besoin. Nous faisons des propositions aux gens. (Verganti, 2009, p. 2, traduction libre)"
Le personnage central de ce modèle n’est plus l’ingénieur, mais le stratège en marketing. Bien entendu, cette approche n’est évidemment pas sans intérêt, mais en gommant toutes les imperfections pour aller vers « l’utilisateur moyen », elle se borne trop souvent à des innovations relevant de l’approche incrémentale plutôt que radicale. Cette critique a déjà été mise de l’avant par von Hippel (2007), qui remédie partiellement à la question en s’intéressant non pas à l’utilisateur moyen, mais à l’utiliseur-innovateur, c’est-à-dire celui qui cherche des produits nouveaux. De plus, le processus tiré par le marché a pour finalité non l’individu mais l’organisation, ce qui veut dire, dans un système de capitalisme financier, maximiser le profit au détriment du consommateur.
Ainsi, les deux principaux modèles de processus d’innovation relèvent d’une logique technique recherchant constamment l’efficacité la plus grande.
Ainsi, les deux principaux modèles de processus d’innovation relèvent d’une logique technique recherchant constamment l’efficacité la plus grande.
L’approche du designer : une troisième voie reposant sur l’humain
Dans cette perspective traditionnelle, il manque donc une perspective centrée sur le propre de l’être humain, éliminant ou minimisant la dimension technique pour se concentrer sur ce qui fait sens, ce qui a une signification pour l’individu. Or « la dimension symbolique est consubstantielle à l’idée même d’humanité » (Chanlat, 1990, p. 531). Les humains ont besoin de sens, car ils « ne sont pas que matérialité.
Leur action, leurs activités n’ont pas toutes pour but la production. Leur intelligence n’est pas seulement technique » (Vallée, 1985, p. 199). L’univers organisationnel et son approche sont trop souvent bien loin de cela. Déshumanisé, et visant la seule efficacité, il produit chez les individus un grand désarroi, renforcé par le manque de sens donné au travail, ce dont ils souffrent (Pauchant, 1996 ; Dejours, 2009). Le travail est rendu insignifiant (Gaulejac, 2005) en raison du modèle de management dominant qui, « Faute d’avoir su intégrer l’humain au travail et aux situations de travail, faute donc d’avoir donné un sens au travail, […] creuse lui-même et agrandit le fossé entre luin et des « ressources humaines » engagées et productives (Aktouf, 1994, p. 270).
C’est ce que ressentent nombre de professionnels ou responsables, faisant part de leur démotivation.Loin de cette perspective, on peut considérer le designer comme celui qui innove en partant d’un besoin éminemment humain, pour arriver à une solution satisfaisante pour l’humain. Et de plus en plus souvent, ce travail se base sur une compréhension fine de l’individu, mobilisant les savoirs développés par les sciences humaines et sociales.
C’est cette approche-là que nous considérons comme étant propre au designer, ce qui rejoint la perspective proposée par Findeli (2015) où le rôle fondamental du designer consiste à améliorer l’habitabilité du monde, sur tous les registres de l’anthropologie humaine, à savoir physique, émotionnel, social et spirituel.
Dans cette perspective, l’humain est à la fois le point de départ, le point d’arrivée et la base de l'ensemble de la démarche du designer, qui joue alors un rôle de traducteur des contraintes matérielles avec lesquelles il doit composer. L’entre-deux qu’est l’acte d’innovation, à travers l’usage de la technologie et la satisfaction d’un besoin de marché n’est pas éludé, mais se trouve au service de l’individu et non plus mis en avant au profit d’une mécanique dépassant tous les acteurs et leurs besoins.
Dans cette conception, l’innovation passe par les dimensions symboliques et les dimensions relationnelles, et nécessite, par la force des choses, une grande subtilité que permet le prototypage successif. C’est d’ailleurs ce qui fait le succès de méthodes tel le design thinking, car elles forcentà se recentrer sur les véritables attentes des individus et permettent de capturer les repères qui mènent à l’innovation. Verganti (2009) qualifie cette approche d'innovation « tirée par le design ». On retrouve cette idée au centre de la démarche d’IDEO (Kelley, 2005), plaçant l'anthropologie au coeur du travail du designer. Cette approche, encore relativement nouvelle et exploratoire, du rôle et de la pratique du design se doit d’être approfondie dans des travaux futurs.
Leur action, leurs activités n’ont pas toutes pour but la production. Leur intelligence n’est pas seulement technique » (Vallée, 1985, p. 199). L’univers organisationnel et son approche sont trop souvent bien loin de cela. Déshumanisé, et visant la seule efficacité, il produit chez les individus un grand désarroi, renforcé par le manque de sens donné au travail, ce dont ils souffrent (Pauchant, 1996 ; Dejours, 2009). Le travail est rendu insignifiant (Gaulejac, 2005) en raison du modèle de management dominant qui, « Faute d’avoir su intégrer l’humain au travail et aux situations de travail, faute donc d’avoir donné un sens au travail, […] creuse lui-même et agrandit le fossé entre luin et des « ressources humaines » engagées et productives (Aktouf, 1994, p. 270).
C’est ce que ressentent nombre de professionnels ou responsables, faisant part de leur démotivation.Loin de cette perspective, on peut considérer le designer comme celui qui innove en partant d’un besoin éminemment humain, pour arriver à une solution satisfaisante pour l’humain. Et de plus en plus souvent, ce travail se base sur une compréhension fine de l’individu, mobilisant les savoirs développés par les sciences humaines et sociales.
C’est cette approche-là que nous considérons comme étant propre au designer, ce qui rejoint la perspective proposée par Findeli (2015) où le rôle fondamental du designer consiste à améliorer l’habitabilité du monde, sur tous les registres de l’anthropologie humaine, à savoir physique, émotionnel, social et spirituel.
Dans cette perspective, l’humain est à la fois le point de départ, le point d’arrivée et la base de l'ensemble de la démarche du designer, qui joue alors un rôle de traducteur des contraintes matérielles avec lesquelles il doit composer. L’entre-deux qu’est l’acte d’innovation, à travers l’usage de la technologie et la satisfaction d’un besoin de marché n’est pas éludé, mais se trouve au service de l’individu et non plus mis en avant au profit d’une mécanique dépassant tous les acteurs et leurs besoins.
Dans cette conception, l’innovation passe par les dimensions symboliques et les dimensions relationnelles, et nécessite, par la force des choses, une grande subtilité que permet le prototypage successif. C’est d’ailleurs ce qui fait le succès de méthodes tel le design thinking, car elles forcentà se recentrer sur les véritables attentes des individus et permettent de capturer les repères qui mènent à l’innovation. Verganti (2009) qualifie cette approche d'innovation « tirée par le design ». On retrouve cette idée au centre de la démarche d’IDEO (Kelley, 2005), plaçant l'anthropologie au coeur du travail du designer. Cette approche, encore relativement nouvelle et exploratoire, du rôle et de la pratique du design se doit d’être approfondie dans des travaux futurs.
Conclusion
Voie intermédiaire entre les approches poussée par la technologie et tirée par le marché, l’innovation- centrée-design est une voie intéressante pour réintroduire le progrès dans nos sociétés. Cette voie que l’on pourrait qualifier d’« innovation au service ,de l’humain » peut aussi contribuer à refonder le modèle économique, aujourd’hui à la dérive. C'est peut être une piste à suivre pour nous aider à sortir de la triple crise économique, environnementale et sociétale contemporaine.
Deux conditions nous semblent importantes pour arriver à un tel résultat :
1) Tout d’abord, les designers doivent reconnaître, que l’une de leurs plus grandes forces réside danscette approche authentiquement humaine de l’innovation- centrée-design, ce qui n’est pas encore le cas.
2) Dans un second temps, que les mêmes designers puissent faire reconnaître leur capacité à agir comme chef de projet d’innovation, en dehors de leur cercle professionnel. On dispose maintenant d’exemples de succès incontestables, comme les entreprises IDEO ou Apple, dont la réussite — y compris financière — est largement médiatisée. Le bénéfice que les organisations et la société peuvent en tirer sont majeurs. Toutefois, ces exemples sont contrebalancés par deux forces actuellement supérieures :
Deux conditions nous semblent importantes pour arriver à un tel résultat :
1) Tout d’abord, les designers doivent reconnaître, que l’une de leurs plus grandes forces réside danscette approche authentiquement humaine de l’innovation- centrée-design, ce qui n’est pas encore le cas.
2) Dans un second temps, que les mêmes designers puissent faire reconnaître leur capacité à agir comme chef de projet d’innovation, en dehors de leur cercle professionnel. On dispose maintenant d’exemples de succès incontestables, comme les entreprises IDEO ou Apple, dont la réussite — y compris financière — est largement médiatisée. Le bénéfice que les organisations et la société peuvent en tirer sont majeurs. Toutefois, ces exemples sont contrebalancés par deux forces actuellement supérieures :
- La dynamique politique présente à la fois dans nos sociétés et dans nos organisations, rendant les enjeux de pouvoir souvent plus importants que le résultat ;
- L'idéologie économique contemporaine, notamment la représentation du capitalisme financier s’appuyant sur la triple caractéristique de l’immatérialité, l’immédiateté et le maximalisme (Bédard et al., 2011), toutes trois en opposition radicale avec l’essence du travail du designer
Guillaume Blum, Université Laval